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8 janvier 2012 7 08 /01 /janvier /2012 22:48

L'historienne Hélène Carrère-d'Encausse décrypte les attentes  des manifestants  anti-Poutine,  «l'avant-garde  de la société  intellectuelle» représentant  la nouvelle génération post-soviétique.

Par Hélène Carrère d'Encausse. Le Figaro - 6/janvier /2012

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On a tôt fait de comparer les manifestations qui ont mobilisé les Russes en décembre dernier au «printemps arabe». Certes, deux points communs caractérisent ces événements: l'Internet comme moyen d'appeler à manifester et l'importance numérique des rassemblements. Mais à partir de là, tout différencie «l'hiver russe» du «printemps arabe», ce qui lui promet sans doute un avenir différent.

Il y eut d'abord la surprenante annonce du chassé-croisé des membres du tandem Medvedev-Poutine. Ce dernier avait promis qu'il y aurait une concertation pour désigner le candidat à l'élection présidentielle et que le nom de celui-ci serait rendu public après les élections législatives. Et voilà que des semaines avant ces élections, il se déclarait candidat. Les Russes ont perçu cette annonce prématurée et peu décente comme une immense duperie. Ils ont découvert à cette occasion que Dmitri Medvedev, favori de la jeunesse et des libéraux, n'avait été qu'un président intérimaire, incapable de s'imposer dans la course à la présidentielle. Poutine avait décidé seul de leur sort commun.

C'est cet excès de pouvoir et le refus brutal de respecter même une apparence de choix ou de compétition qui a provoqué d'emblée un sursaut de colère populaire dont on a ignoré, hors de Russie, la portée. Mais, dès ce moment, une part non négligeable de la société russe s'est interrogée: comment répondre à ce coup de force? S'abstenir aux élections législatives? Une abstention de masse aurait eu pour effet de mettre en lumière le fossé existant entre le pouvoir et la société. C'est bien le choix qui a été fait spontanément par les Russes et qui a entraîné en retour un trucage des élections. Les urnes bourrées ont permis avant tout que les «bons électeurs» votent plusieurs fois. À la veille des législatives du 4 décembre, Novaïa Gazeta, le journal d'opposition inspiré par Mikhaïl Gorbatchev, détaillait avec délectation les divers moyens techniques de multiplier miraculeusement le nombre d'électeurs.

L'acte deux de ce printemps russe a été marqué par la réaction de la société aux trucages électoraux, les deux grandes manifestations de décembre 2011 qui rassemblèrent à Moscou des dizaines de milliers de citoyens furieux. Ce qui caractérise ces deux manifestations, c'est tout à la fois leur parfaite organisation, le calme des manifestants ne se laissant jamais déborder et interdisant les provocations, et surtout leur composition sociologique. Sans doute Édouard Limonov a-t-il tenté d'inciter ses partisans à se lancer à l'assaut des édifices gouvernementaux, Maison blanche et Douma. Mais nul ne l'a entendu. Car ceux qui étaient venus en masse sur la place des Marécages ou l'avenue Sakharov n'avaient rien de commun ni avec Limonov, ni avec les responsables des partis politiques légaux, ni même avec les chefs de l'opposition, et c'est là l'essentiel.

Les instituts de sondage ont dressé le portrait sociologique et politique de ces manifestants. Près de 70 % d'entre eux avaient moins de 40 ans. Plus de 70 % étaient diplômés de l'enseignement supérieur ou en cours d'études supérieures. 25 % étaient propriétaires d'une entre­prise ou exerçaient un commandement dans une entreprise. 70 % affichaient des opinions libérales, 24 % des idées de gauche, 6 % des penchants nationalistes. Ce tableau est édifiant. Il signifie que les manifestants n'étaient ni des marginaux, ni des jeunes désespérés de leur avenir, mais tout au contraire, comme les qualifie la presse russe, «l'avant-garde de la société intellectuelle, créatrice sans le soutien de laquelle aucun régime ne saurait durer».

Ces manifestants de décembre représentaient en grande majorité la nouvelle génération postsoviétique, la classe moyenne montante, déjà assurée de son avenir matériel. En revanche, et les enquêtes l'ont aussi montré, la génération précédente, celle des parents des manifestants, est restée en retrait tout en affirmant sa pleine solidarité avec la jeunesse. Simplement, la réserve observée par les parents témoignait de leur volonté de préserver la stabilité du pays, les acquis des dix dernières années. Une sorte de «division du travail» s'est ainsi établie entre la jeune génération qui pousse au changement - mais non à une quelconque révolution - et celle des parents qui soutient cette aspiration au changement mais en évitant une déstabilisation radicale.

De quel changement au demeurant est-il question? Ce que réclamaient les manifestants, au-delà des slogans généraux, était de recommencer les élections (10 décembre) et une Russie sans Poutine (24 décembre), c'est-à-dire une évolution du système politique, le respect de la société civile et de sa participation réelle à la vie politique. Ce que les manifestants ont rejeté, c'est ce qu'ils appelaient le système, se disant eux-mêmes hors système (vne systemy). Il est intéressant de constater que les principales figures de l'opposition libérale, tels Nemtsov ou Kassianov, qui se sont adressées aux manifestants n'ont rencontré qu'indifférence à leurs propos. La foule a considéré manifestement qu'elle tirait d'elle-même sa légitimité et qu'elle était apte à se diriger.

En face de cette jeunesse, sans guides réels - car peut-on en effet tenir pour un guide le blogueur Alexis Navalny soudain promu à la gloire, mais dont le discours n'est guère articulé? -, le pouvoir a eu la sagesse de rester inerte et d'éviter tout affrontement. Certes, Limonov a été arrêté durant quelques heures, la manifestation qu'il prétendait organiser au lendemain de Noël a été interdite, mais il s'agissait là d'une initiative marginale, sans lien avec les grands mouvements des 10 et 24 décembre.

Fort étonnante a été la réaction du principal intéressé, Vladimir Poutine, devant ces manifestations. Dans son long entretien télévisé, il est resté fidèle aux modes de communication habituels et à son discours habituel. Semblant ignorer que le discours politique que la jeunesse écoute se construit désormais sur les réseaux sociaux. L'incompréhension s'installe ainsi entre la part la plus active de la société, qui débat de son avenir sur Internet, qui y confronte ses idées, et l'ensemble des élites politiques, qui va de Poutine aux responsables des grands partis parlementaires et même aux chefs de l'opposition. Medvedev, adepte passionné des nouveaux modes de communication, n'a pas su échapper complètement à la tendance majoritaire en exposant ses propositions de réforme du système politique par les voies traditionnelles.

La jeunesse qui manifestait et qui devrait continuer à le faire, en principe en février, a clairement dit au pouvoir qu'elle n'acceptait plus son mépris de la volonté sociale. Et elle attend une réaction que Vladimir Poutine jusqu'à présent n'a pas su adapter aux circonstances. Medvedev, pour sa part, a certes fait déjà des propositions sages de compromis - retour à l'élection des gouverneurs, changements des règles d'enregistrement des partis politiques pour leur permettre de se constituer et de participer aux élections -, mais la faiblesse du président russe est qu'aux yeux de la société, évincé de la prochaine présidentielle, il a perdu sa légitimité.

Quelles conclusions peut-on tirer de ces manifestations qui sans doute changent déjà le visage de la Russie? Tout d'abord, qu'il s'agit d'une démonstration de la santé politique des Russes, qui ne sont pas les sujets amorphes et passifs d'un système qui pourrait tout leur imposer. Une jeunesse parfaitement éduquée, socialement et matériellement sûre d'elle-même veut faire entendre sa voix. Deuxième constat, ce mouvement n'est pas la manifestation du désespoir de masses incontrôlables, il s'inscrit dans des limites claires - évolution du système sans compromettre ce qui est acquis depuis la fin de l'URSS - et il refuse tout spontanéisme et tout extrémisme. Troisième constat, malgré le silence de Vladimir Poutine, des changements s'annoncent déjà.

Sans doute les élections présidentielles auront-elles lieu à la date prévue, et le candidat et vainqueur de cette élection sera très vraisemblablement Vladimir Poutine. Mais, à partir de là, plus rien ne sera pareil. Ce sera une élection contestée, peut-être au deuxième tour, et non plus un sacre. De même, la popularité de Poutine ne frôlera plus jamais les 60 à 70 % qu'elle connut. C'est une popularité en berne, qui se situe autour de 35 à 40 %, et Poutine partage désormais le sort de la plupart des hommes d'État contestés par leurs administrés. Surtout, nul n'imagine en Russie qu'il puisse jouir de deux mandats.

Les cris «Poutine dehors» qui ont scandé les manifestations traduisent un sentiment général, il n'est pas question pour les Russes qu'après douze ans d'exercice du pouvoir comme président puis premier ministre, il récidive. Si chacun sait qu'il est peut-être trop tôt pour évincer Poutine - Medvedev eût pu y prétendre, mais il a dû s'incliner - sans risquer de déstabiliser l'ensemble du système, il n'est plus perçu que comme le candidat d'une période de transition vers un nouveau système, peut-être une «déprésidentialisation» de la Russie, et vers des hommes nouveaux adaptés à la génération qui s'est rassemblée dans les rues en décembre dernier. En ce sens, décembre a bien été un printemps russe.

 

 

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