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30 janvier 2012 1 30 /01 /janvier /2012 14:04

REPORTAGE - Ce territoire juif autonome créé par Staline sert de décor au dernier livre de Marek Halter. Notre reporter est parti à la découverte de ces confins de l'Extrême-Orient russe pris dans les glaces, où ne vit plus qu'une toute petite minorité juive.

 

Birobijaan.jpg

Un rabbin devant une gare ferroviaire du Birobidjan.

Un air froid à couper au couteau, des fleuves emprisonnés par la glace de l'hiver, les bouleaux décharnés de l'immense taïga et l'enracinement, sur cette terre, des branches les plus récentes de son arbre généalogique: voilà qui suffit au bonheur de Dmitri Kaploun, habitant de Birobidjan, la capitale du territoire juif autonome. Un morceau de terre russe situé sur la route du Transsibérien, à 7 800 kilomètres au sud-est de Moscou, grand comme les deux tiers de la France mais peuplé de seulement 200.000 habitants. Des confins oubliés où Marek Halter plante le décor de son dernier livre (1).

Dmitri Kaploun est juif, comme sa grand-mère, qui débarqua ici un jour de l'année 1933 avec nombre de ses coreligionnaires. Cet homme avenant de 36 ans parle le yiddish, porte l'étoile de David et a subi une circoncision il y a quinze ans. En 1994, après la chute de l'URSS, il est parti en Israël comme la majorité des Juifs russes, pour vérifier si l'État fondé par Ben Gourion «ressemblait vraiment à la Terre promise».

En tout, il a séjourné cinq ans à Ashkelon, au cours desquels il a rencontré sa femme, native elle aussi de Birobidjan. Puis il est rentré définitivement au pays, laissant là-bas son épouse et son fils, aujourd'hui âgé de 8 ans. «Pour vivre en Israël, il faut y être né. Ici, j'ai un appartement. En tant que chauffeur de l'administration régionale, je suis respecté. Mes parents habitent à côté. Je suis tranquille», explique Dmitri. Et il a refait sa vie dans son pays natal, celui des hivers glaciaux et des étés éphémères.

Une terre «qu'aucune autre nationalité ne prétend revendiquer»

Au centre culturel juif (Joint) de la rue Lénine, le parcours de Dmitri Kaploun est cité en exemple. Selon le directeur de cette institution, Roman Leder, Dmitri illustre le renouveau de la culture et de la démographie juive au Birobidjan. Entre 1928 et 1933, ils furent 22.000 membres du peuple élu, pour beaucoup natifs d'Ukraine, à émigrer dans l'Extrême-Orient russe. «De bonne grâce et avec l'aide de Staline», soulignent les historiens locaux. À l'époque, alors que dans la Russie occidentale la famine sévissait, le président du Praesidium du Soviet suprême Mikhaïl Kalinine vantait avec enthousiasme les mérites de ce «territoire vaste» qu'est le Birobidjan.

Une terre «libre, fertile, situé à la frontière de l'État et qu'aucune autre nationalité, en dehors de la nationalité juive, ne prétend revendiquer». Majoritairement fonctionnaires, les Juifs se virent accorder des terres, se transformèrent en agriculteurs, encouragés tout autant par leur propre communauté que par le pouvoir stalinien. Le territoire juif autonome sera officiellement baptisé en 1934. Plusieurs repartiront, rebutés par la dureté du climat. Seuls les pionniers endurcis resteront. Leur ténacité ne sera pas éternellement récompensée.

Plus encore que de la grande vague de terreur stalinienne des années 1936-1937, la communauté sera d'abord victime de la campagne de lutte contre le «cosmopolitisme» lancée par le maître du Kremlin après-guerre. Après la vague d'émigration postgorbatchévienne, seuls 5000 Juifs resteront, soit à peine un quarantième de la population totale. «Ils sont partis car l'économie du pays partait à la dérive. Mais aujourd'hui, on vit normalement et quand cent personnes partent d'ici, cent autres reviennent», se félicite Roman Lader, le directeur du centre Joint.

«Très loin de Moscou, de l'Occident et de la politique»

Financé par la diaspora et des entrepreneurs locaux, le centre de la rue Lénine délivre des bons d'achat à 400 personnes nécessiteuses, offre aux plus indigents l'aide médicale gratuite, assiste leurs enfants par l'intermédiaire d'un psychologue et subventionne les achats de bois des familles juives. Fermé à l'époque soviétique, le théâtre juif a rouvert, animé par une troupe amateur. Le centre Joint s'apparente à une petite PME, installée dans des locaux modernes, loin du confort spartiate de l'administration russe ordinaire.

Dans une salle de réunion du rez-de-chaussée, Vera, Nelya et Eva se prélassent dans des fauteuils. Âgées de 67 à 80 ans, ces trois honorables babouchkas sont membres de la chorale fondée il y a seulement deux mois, où elles interprètent le répertoire du folklore juif. «Ici, on est vraiment très loin de Moscou, de l'Occident et de la politique», dit Vera, pour qui Vladimir Poutine se résume à un homme d'État énergique, qui augmente régulièrement les pensions des retraités.

De plus, il n'hésite pas à envoyer des «oligarques corrompus» en prison, comme Mikhaïl Khodorkovski, quand bien même ce dernier est d'origine juive. Le territoire a beau s'appeler «région autonome des Juifs», l'identité de ses habitants n'y joue plus grande importance. Depuis que la mention de la nationalité «juif», introduite par Staline en 1932, ne figure plus sur les passeports russes (1997), il est impossible d'évaluer le nombre de Juifs dans le pays, a fortiori au Birobidjan.

Un syncrétisme davantage laïque que religieux

À la suite de nombreux mariages mixtes, ces derniers se sont fondus dans la population. Ici, les chrétiens orthodoxes fêtent Pourim, tout comme les Juifs célèbrent la Pâque chrétienne, témoignant d'un syncrétisme davantage laïque que religieux. Tout au plus les habitants du territoire notent-ils que leur gouverneur, Alexandre Vinnikov, l'ancien maire de la capitale, possède des racines juives par son père. Il est surtout membre de Russie unie, le parti dominant, qui a récolté 48% des suffrages aux dernières législatives.

Chaque matin, pour le service de 10 heures, seuls quinze fidèles septuagénaires fréquentent la salle de prières de la nouvelle synagogue, également située rue Lénine. Le rabbin a quitté la région pour s'installer en Israël, en attendant qu'un hypothétique remplaçant lui succède. Vladimir Kompaniets, 87 ans, regrette que les jeunes désertent le lieu de culte, mais s'en fait volontiers une raison. «Ici, nous sommes des religieux démocrates. Chacun est libre d'exprimer ou non sa foi», explique cet ancien bûcheron, tout en ôtant sa kippa. «D'ailleurs, comment voulez-vous qu'après soixante-dix ans de communisme, il en aille autrement?», demande-t-il.

Tout en conservant sa mémoire et ses traditions, le territoire juif autonome prend surtout acte de l'influence irrésistible de son puissant voisin chinois. Et s'en accommode à merveille. En face de la gare, la statue symbole de Birobidjan, qui représente un paysan fatigué conduisant sa carriole, a été dessinée par un artiste local, mais fabriquée par un industriel chinois. Croyant épater ses commanditaires russes, ce dernier a sculpté un cheval fringant plutôt que la vieille carne fatiguée que fouettaient les pionniers juifs du Birobidjan. Qu'importe cette faute de goût: les prestataires chinois sont «moins chers» et plus durs à la tâche que les Russes, admettent les habitants de la région.

Appétit chinois

C'est dans le sud de la région, à Leninskoïe, là où le majestueux fleuve Amour sépare les deux pays, que l'appétit chinois pour le marché russe se manifeste avec le plus de vigueur. Ce matin de la mi-janvier, les trois vedettes russes qui font la navette avec la Chine sont prises dans les glaces de l'Amour. Mais, dans trois ans, c'est un pont de chemin de fer long de 2 kilomètres, sur lequel devrait quotidiennement transiter une vingtaine de trains, qui devrait relier le village de Leninskoïe à la ville chinoise de Tounszian. Cette dernière constitue elle-même la porte d'entrée vers la mégalopole industrielle de Harbin (10 millions d'habitants).

Dans ce contexte, la compagnie minière russe Petropavlovsk envisage de construire dans la région autonome juive un combinat minier. Ce dernier exportera vers la Chine près de 6 millions de tonnes de fonte et de minerai de fer, économisant grâce au pont quelque  1400 kilomètres de trajet. De leur côté, les Chinois prévoient de construire, près de Leninskoïe, une usine de traitement du bois, exploitant les vastes forêts sibériennes et dont les produits finis, comme les parquets, seront eux aussi exportés vers la Chine ou le Japon. Non loin, les investisseurs de l'empire du Milieu construiront une autre usine de traitement du soja et du maïs, destinée à sécher les graines.

Dans le bourg assoupi de Leninskoïe, l'annonce de ces projets fait grincer quelques dents, mais l'accueil réservé à ces entreprenants voisins reste majoritairement favorable. «Les gens compétents se rendent bien compte que les Chinois nous aident beaucoup. Ils louent des terres qui sans eux resteraient vides, y construisent dessus des immeubles qui dans cinq ans nous appartiendront. Enfin, ils apportent de l'argent au budget de l'État», se félicite Igor, un habitant de Leninskoïe. Quatre-vingts ans après l'arrivée des pionniers juifs sur cette terre, les entrepreneurs chinois leur succèdent, sans que l'ordre des choses, dans cette région hors du temps, n'en soit bousculé.

(1) L'Inconnue de Birobidjan, à paraître aujourd'hui chez Robert Laffont.

Pierre Avril

Le Figaro - 25 janvier 2012

 

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